Le 3 février, le président ukrainien Volodymyr Zelensky annonce une vaste réorganisation de l’armée, incluant la création de corps d’armée. Objectif : améliorer la coordination opérationnelle des brigades sur le terrain.
Quelques mois plus tôt, l’état-major a lancé la formation de cinq nouvelles brigades, constituées à partir de recrues récemment mobilisées. Elles devaient initialement être des brigades d’infanterie légère, faute de matériel lourd, avant d’être transformés en unités mécanisées. Parmi elles, la 155e brigade « Anne de Kiev », partiellement formée en France et équipée de matériel français : plus de 120 VAB, 18 pièces d’artillerie CAESAR, 18 blindés de reconnaissance AMX-10RC, des missiles antichars MILAN, et des camions Renault.
Si cette décision est globalement bien accueillie, elle soulève aussi des critiques. Pourquoi mobiliser du personnel pour créer de nouvelles brigades, quand tant d’unités existantes manquent cruellement d’effectifs ?
La polémique prend de l’ampleur à l’automne 2024, lorsqu’il devient clair que les dernières brigades créées (de la 150e à la 154e) sont déployées dans des conditions particulièrement chaotiques.
La 150e brigade mécanisée, première à entrer en action, est engagée en urgence dès août dans le secteur de Toretsk, alors que les forces russes sont sur le point de capturer entièrement la ville. Rapidement, elle subit de lourdes pertes et est retirée en quelques mois, avant de renaître sous une autre forme : la 40e brigade de défense côtière, cette fois repositionnée dans un secteur plus calme, dans l’oblast de Kherson.
Le sort de la 152e brigade de chasseurs est encore plus dramatique. Encore incomplète, manquant d’officiers, elle est éclatée : ses éléments sont envoyés renforcer une dizaine d’unités différentes autour de Pokrovsk. Dans un contexte de désorganisation totale, sans coordination avec les unités voisines, ses bataillons perdent du terrain et beaucoup d’hommes.
La 151e brigade mécanisée, sans connaître un destin aussi dramatique, subit elle aussi des pertes importantes dès ses premières semaines d’engagement. Le déploiement des 153e et 154e brigades est moins documenté. Mais les nécrologies recensées suggèrent qu’elles ont été relativement épargnées, du moins en comparaison des précédentes.
Le coup de grâce vient avec l’arrivée de la 155e brigade « Anne de Kiev » sur le front. Contrairement aux affirmations de la propagande russe, la brigade n’a ni déserté, ni subi de pertes massives, et n’a pas été dissoute à son retour de formation en France. Toutefois, une partie de ses effectifs est rapidement détachée pour renforcer d’autres brigades sous-dotées. Son déploiement s’effectue dans des conditions opérationnelles très discutables. Afin de rétablir une forme d’honnêteté, il est important de préciser que la 155e brigade est aujourd’hui pleinement déployé à Pokrovsk et ces actions ont permis de stopper l’avancée russe aux abords de la ville.
Mais cette fois-ci, la polémique dépasse les cercles militaires. Des médias étrangers (notamment français) s’emparent du sujet, relayant parfois, malgré eux, les éléments de langage du Kremlin.
À la suite de ces révélations, il devient évident que la création ex nihilo de nouvelles brigades n’est plus adaptée à la réalité du terrain. L’accumulation de dysfonctionnements, de pertes évitables et de déploiements désorganisés met en lumière les limites structurelles du modèle ukrainien. Face à cette impasse, le président Zelenski annonce la suspension de la formation de nouvelles brigades ainsi qu’une refonte complète de l’organisation des forces armées.
La nouvelle architecture des forces terrestres ukrainiennes
Selon le journaliste ukrainien Yuri Butusov, rédacteur en chef du site Censor.net et généralement bien informé, l’armée ukrainienne prévoit de mettre en place une nouvelle structure organisationnelle fondée sur la création de 25 corps d’armée :
- 20 pour l’armée de Terre,
- 2 pour la Garde nationale,
- 2 pour les forces d’assaut aérien,
- 1 pour l’infanterie navale.
Chaque corps serait composé de cinq à sept brigades de combat permanentes, et disposerait d’une zone de responsabilité géographique propre. Dans ce nouveau schéma, les structures intermédiaires actuelles (OSU, OTU et groupes tactiques) seraient supprimées.
Certains corps s’organiseraient autour de brigades déjà réputées, notamment :
- la 3e brigade d’assaut (connue pour ses succès tactiques),
- la 5e, la 10e de montagne et la 92e brigades d’assaut,
- la 58e brigade motorisée.
- Des rumeurs évoquent également la 93e brigade mécanisée
Leurs commandants auraient été nommés chefs de corps.
Les trois corps d’armées admnistratifs existants jusqu’à présent (les 9e, 10e et 11e) seraient maintenus, mais transformés en forces opérationnelles pour s’intégrer à cette nouvelle logique.
Six nouveaux corps ont déjà été annoncés officiellement : les 12e, 15e, 17e, 18e, 19e et 20e. Par ailleurs, plusieurs états-majors déjà en place devraient servir de noyaux de commandement pour ces nouvelles entités :
- l’OSU Louhansk (général Serchenko),
- l’OSU Donetsk (général Tarnavski),
- et le Groupe Pokrovsk.
Enfin, la Garde nationale et les forces d’assaut sont également concernées. Les dix brigades aéroportées actuelles devraient être réparties entre deux structures : le 7e corps d’intervention rapide (déjà existant) et un nouveau corps en formation autour du commandement de la 82e brigade d’assaut aérien. Deux corps seraient constitués à partir des 12e brigade Azov et 13e brigade Khartia.
Les limites du modèle décentralisé
Jusqu’à présent, les OSU et OTU servaient de structures géographiques sans unités permanentes sous leur commandement. Les brigades ukrainiennes étaient déplacées d’un secteur à l’autre du front en fonction des besoins, avec une grande liberté tactique.
Cette souplesse a été un atout majeur dans les premiers mois de l’invasion, alors que les lignes bougeaient rapidement. L’autonomie des officiers favorisait la réactivité, l’adaptation, et une mobilité supérieure face à une armée russe très verticale, incapable de manœuvrer rapidement. Mais à partir de l’hiver 2022, le front se fige notamment via la bataille de Bakhmout, et cette structure devient un handicap. À Bakhmout, près de trente brigades, et de nombreuses unités séparés (TDF, drones, forces spéciales) se sont succédé sans continuité. Chaque brigade devait sans cesse s’adapter aux unités voisines, qui changeaient constamment.
Cette absence d’échelon intermédiaire de commandement complique gravement la coordination :
- Entre les brigades, qui opèrent sans structure commune
- Entre les armes, dans une guerre où l’artillerie, l’infanterie, les drones, les blindés et la guerre électronique doivent combiner ensemble
Ce déficit d’échelon intermédiaire a entravé la coordination interarmes comme inter-brigades. Lorsqu’une brigade est envoyée en renfort, elle doit s’intégrer à un environnement qu’elle ne maîtrise pas nécessairement, sans structure de commandement commune avec les unités voisines. Il n’existe pas de continuité entre les rotations. En conséquences, la synchronisation des feux devient problématiques. Dans les faits, chaque commandant de brigade agit selon ses moyens, sa méthode, son propre réseau logistique.
Sur un front figé, où la supériorité de feu est vitale, cette autonomie devient source de désorganisation. L’absence de planification commune provoque des déffaillances : zones mal couvertes, contre-attaques désorganisées ou mal coordonné, flux d’informations cloisonnés, pertes dues à un manque de synchronisation des feux…
Plus largement, l’armée ukrainienne peine à manœuvrer au-delà du niveau bataillonnaire.
Les opérations interarmes (celles qui combinent infanterie, blindés, artillerie, drones, guerre électronique et logistique) exigent un commandement centralisé et une communication fluide surtout dans une guerre dronisés où tout mouvement est immédiatement détectable.
Or, ces synergies sont compromises. Des éléments bataillonnaires de brigades (bataillon de chars, mécanisés, fusiliers, artillerie, drones) sont régulièrement détachés en soutien, sans coordination réelle avec les unités qu’ils doivent appuyer. Ce cloisonnement de l’information tactique pénalise lourdement les assauts et les contre-attaques. Sans préparation conjointe ni synchronisation des vecteurs de feu, l’efficacité combinée s’effondre et empêche toute reprise d’initiative concrète.
La bataille de Bakhmout en a donné un premier aperçu. L’offensive russe sur Pokrovsk, plus récemment, l’a confirmé : sans commandement unifié, il est impossible d’orchestrer les efforts de dizaines d’unités. Et sans cela, ni la tenue du terrain, ni les contre-attaques coordonnées ne sont possibles.
Pokrovsk : quand l’absence de structure coûte cher
L’offensive russe en direction de Pokrovsk, dans le prolongement de la bataille d’Avdiïvka à partir du 17 février 2024, a révélé avec clarté les failles du modèle de commandement ukrainien. Sur ce front, la mécanique russe est lente mais concentrée. Elle s’appuie sur l’artillerie et les drones FPV et la masse, au prix de pertes extrêmement et absurdement lourdes certes mais permet de gagner du terrain qui sera difficile à reconquérir. Elle parvient à exploiter les ruptures de coordination entre brigades ukrainiennes. Les percées successives d’Otcheretyne (avril 2024) puis de Prohres (juillet 2024), bien que limitées en profondeur, ont néanmoins suffi ont contraindre les ukrainiens à une retraite progressive vers Pokrovsk et l’abandon des deuxième et troisième lignes de défenses. Cela a mis en lumière l’absence d’un échelon de commandement capable de coordonner la défense à l’échelle opérative.
Le 16 avril, les forces russes trouvent une faille au nord-ouest d’Avdiïvka. Environ 10 000 soldats sont engagés, issus notamment des 15e et 30e brigades de fusiliers motorisés de la Garde, appuyés par la 90e division de chars. Face à eux, environ 3 000 Ukrainiens : éléments de la 23e brigade, du 425e bataillon d’assaut Skala, et du 59e bataillon de la 104e brigade de défense territoriale. Un incident majeur survient lors d’une rotation : la 115e brigade mécanisée, tout juste arrivée pour relever la 23e, aurait quitté ses positions sans ordre clair, créant une brèche rapidement exploitée.
Cette version est contestée par la brigade, tandis que d’autres analystes pointent la faiblesse du flanc droit, tenu uniquement par un bataillon de défense territoriale (faiblement équipé). La 47e brigade mécanisée, pourtant retirée après onze mois de combats intenses, est rappelée d’urgence pour colmater la brêche. Le simple fait que la version diverge et soit floue dit déjà tout du chaos du commandement local.
Par la suite, les Russes poursuivent sans succès leur attaque sur le village suivant, Prohres. Toutefois, le 19 juillet, la localité tombe en 48 heures, après de puissantes frappes aériennes qui désorganisent les défenses et forcent un retrait précipité des 110e et 47e brigades. La chute de Prohres ouvre une voie vers l’ouest, menace les lignes d’approvisionnement ukrainiennes, et révèle une fois encore les limites de coordination entre unités.
Le 24 juillet, des éléments des trois bataillons mécanisés de la 31e brigade, n’ayant pas réussi à décrocher à temps, se retrouvent encerclés. La 47e est de nouveau déployée en urgence, lance une série de contre-attaques coûteuses, et parvient à extraire la 31e.
Ces épisodes illustrent des failles systémiques : rotations mal planifiées, absence de commandement unifié, décisions locales sans vision d’ensemble.
Une réforme structurelle aux enjeux cruciaux
En réinstaurant un échelon de commandement intermédiaire solide, la création de corps d’armée ne vise pas simplement une réforme administrative. Elle répond à des besoins opérationnels urgents, qui sont nés de deux années de guerre d’usure et d’improvisation permanente. Ces états-majors auront plusieurs rôles essentiels :
- Coordonner durablement les brigades, et non les faire tourner à l’aveugle,
- Renforcer la continuité opérationnelle, en assurant un suivi stratégique des secteurs,
- Faciliter les manœuvres combinées et assurer une cohérence interarmes,
- Fluidifier la communication et la remontée d’informations, pour réduire les ruptures tactiques
Surtout, ce modèle vise à redonner à l’armée ukrainienne une capacité de planification et de manoeuvre. Si la réforme parvient à s’ancrer dans les faits, elle pourrait marquer un tournant : celui du passage d’une guerre défensive fragmentée à une armée capable de reprendre l’initiative.
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